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Fibre entrepreneuriale
Pour Tamara Béliard, les affaires, c’est un peu une histoire de famille. Son père est l’actuel chairman de Fatima Group, son oncle en est le président du groupe. Ainsi, dès son plus jeune âge elle se voyait déjà marcher sur leurs traces même s’il elle ignorait la voie à prendre. Les paroles de son doyen d’université, dont elle se souvient encore, lui ouvre les yeux : « Il a dit : Si vous voulez aider Michael Jordan à continuer à vendre ses chaussures, vous allez en marketing. Si vous voulez aider Michael Jordan à gérer sa carrière, vous vous dirigez vers la gestion. Si vous voulez aider Michael Jordan à investir son argent, faites la finance. Et si vous voulez aider Michael Jordan à conserver son argent, vous allez en comptabilité ».
Garder son argent, qui ne voudrait pas cela, se dit-elle. Convaincue de n’avoir jamais à manquer du travail si elle devait choisir cette option. C’est ainsi qu’on la retrouve à l’Université de Miami pour une licence et un master en comptabilité. Ces parents, des capois pure laine, auraient préféré qu’elle s’oriente vers la médecine ou le droit, mais ils sont néanmoins contents que leur fille sache ce qu’elle veut très tôt dans la vie.
Décrochant un stage étudiant, elle commence sa carrière professionnelle dans une petite firme du Sud de la Floride puis passe au service de la prestigieuse PricewaterhouseCoopers pour deux ans avant de rejoindre Southern Wine and Spirits pour encore 6 ans. Mais ce n’est pas toujours que maternité et ascension professionnelle font bon ménage. Et comme beaucoup d’autres femmes qui doivent jongler entre aller chercher un enfant à l’école et faire du 8-5h, elle doit faire des choix. « Ma carrière était importante pour moi mais je voulais être mère. Je voulais être là pour mes enfants. Mais mon supérieur n’était pas trop enclin à accepter mes absences parce que ma fille souffrait ou mes déplacements lorsque je devais la recueillir en fin d’après-midi, non plus », explique Tamara Béliard.
Une décision s’imposait. Ainsi quand son oncle lui propose de venir travailler pour la famille, l’option flexibilité que l’on fait miroiter devant elle semble la solution la plus logique. « Si c’est pour de la flexibilité j’arrive tout de suite, lui-ai-je-dit. J’ai accepté de gagner moins, car à l’époque, un horaire de travail souple était pour moi l’élément essentiel. Leur priorité était que je donne des résultats », reconnaît Tamara Béliard, Rodriguez pour l’état civil, mère de deux filles.
Quinze ans plus tard, c’est l’une des meilleures décisions qu’elle ait prise. Elle est directrice financière de Fatima Group, entreprise créée par son grand-père Alfred Béliard vers la fin des années 70. Le portefeuille est riche d’ une entreprise de transport maritime et l’entreposage, quatre hôtels, une chaîne de télévision. À ce groupe florissant qui touche les marchés d’Haïti, des États-Unis et des Caraïbes est liée la fondation Alfred Béliard. « J’adore travailler, lance Mme Rodriguez. Je pense avoir hérité cela de mon père. J’aime trouver des solutions à des problèmes complexes, relever des défis, monter des projets. Je fais aussi beaucoup de plaidoyers en faveur de plus de mobilité sociale et plus d’opportunités et l’accès à des soins de santé pour les Haïtiens au niveau de la diaspora. Pour moi, c’est du travail, mais c’est surtout une passion. Je suis heureuse de pouvoir être un agent de changement positif aussi bien au sein de l’entreprise familiale qu’au sein de ma communauté », avance celle qui néanmoins déclare n’être nullement intéressée à se porter candidate à un poste électif.
Survivante du cancer
Elle a 35 ans et en bonne santé apparente et en pleine ascension professionnelle, quand elle remarque une petite boule au niveau de sa poitrine. Au prime abord, elle ne s’en formalise pas. Trois mois plus tard, la bosse était encore là. L’air de rien, elle en parle à sa mère au détour d’une conversation. Cette dernière, une pharmacienne de carrière, lui demande de consulter son médecin illico pour une mammographie. Son médecin ne semble pas s’inquiéter outre mesure et lui dit qu’elle n’a point besoin de faire les tests. Elle est trop jeune pour être à risque selon lui, d’autant qu’à sa connaissance il n’y avait pas d’historique de cancer dans sa famille. Vu que qu’il est admis que le cancer du sein est surtout observé chez les femmes âgées entre 50 et 69 ans, son assurance ne prendra pas en charge ces tests. Mais devant l’insistance de sa mère, elle revoit une seconde fois son médecin et accepte de payer les frais de la mammographie pour se donner bonne conscience.
Ce n’était pas la première fois qu’elle soumettait à des examens clinique de routine par prudence et donc ne se mettait pas mortel en tête. Coup de théâtre. Après une batterie de tests, le diagnostic tombe. Tamara Béliard Rodriguez souffre d’un cancer. Cette nouvelle qui tombe un 31 octobre 2014- elle s’en rappelle fort bien- vient chambarder la petite vie bien rangée qu’elle se construisait. « Quand on m’a dit Tamara, tu as le cancer, c’était un choc pour moi. Il fallait que j’arrête tout pour que je prenne soin de moi. Je venais de rentrer dans une nouvelle étape de ma vie et il me fallait trouver les forces nécessaires pour lutter contre le mal. »
En plein halloween, elle passe la soirée à célébrer avec ces deux fillettes, comme si de rien n’était. Le lendemain, c’était le temps de pleurer, de digérer la nouvelle et d’y faire face. « Les premières pensées que j’avais, c’était que j’allais mourir, que je ne verrais pas grandir mes filles », confie Tamara Béliard qui déplore le manque d’informations et de conversations autour du cancer dans notre communauté. Mais heureusement, si le cancer est puissant, elle est encore à un stade peu avancé et de fortes chances de s’en sortir sont grandes. La technologie et les nouveaux traitements qui existaient spécifiquement pour le cancer du sein, lui donnent de l’espoir. Qu’on retienne bien le message « la détection précoce est éminemment importante. Si j’avais fait la sourde oreille, je ne serais peut-être pas vivante aujourd’hui. Je dis souvent qu’il faut être à l’écoute de son corps, consulter son médecin, connaître son historique familiale et bien entendu être prêt à défendre ses intérêts face au personnel médical quel que soit son âge ».
Quatre opérations, six mois de chimiothérapie et 10 ans plus tard, elle est reconnaissante d’avoir eu la vie sauve face à ce mal qui emporte chaque année des milliers de personnes. « J’ai toujours été une personne positive, mais je le suis encore plus depuis cette expérience. Je réalise qu’à n’importe quel moment ta vie peut changer. Nous ne savons pas combien de temps il nous reste à vivre sur cette terre. Le fait que je sois toujours là 10 ans plus tard, d’être avec ma famille, de pouvoir continuer mes projets, de faire partie de cette communauté, est une bénédiction », avoue Tamara Béliard qui a puisé des forces dans sa foi en Dieu et le soutien de sa famille.
Ce dernier point peut faire une grande différence selon la survivante. « J’ai toujours eu une grande confiance en Dieu. Je m’arrêtais un peu tous les matins pour dire merci à Dieu de m’avoir donné la chance de voir un nouveau jour. Après le cancer, cette foi a triplé. Il n’est pas donné à tout le monde d’avoir cette opportunité. Par ailleurs, je suis également très chanceuse d’avoir eu mon mari, mes filles, mes parents, mes amis et toute ma famille avec moi durant cette épreuve. Je me rappelle, lors de mes séances de chimiothérapie, – qui pouvaient durer près de 12 heures des fois- il y avait des gens qui étaient seuls, sans personne pour leur rendre visite. Moi j’avais toujours du monde avec moi. Je me sentais autant chanceuse que coupable. C’est pourquoi, dès que j’ai de la chance, je demande toujours aux gens de ne pas abandonner ceux qui souffrent d’un cancer ou qui sont malades. Lors même que les patients ont tendance à s’isoler, je peux vous assurer qu’un petit mot gentil, une carte, des fleurs peuvent faire une grande différence. C’est important de se sentir aimés, qu’on n’est pas oubliés dans ces moments difficiles ».
Auteure et ambassadrice de la lutte contre le cancer
Une décennie plus tard Tamara Béliard Rodriguez poursuit son traitement – elle prend ses médicaments de chimiothérapie orale tous les matins – mais aussi est devenue une ambassadrice de la lutte contre le cancer. Son livre « Hair to the Queen! », un livre illustré pour aider les parents à parler du cancer aux enfants de façon simple et compatissante est un outil qu’elle a légué à la prospérité.
En effet, quand elle apprend son diagnostic, lui et son mari décident d’expliquer aux enfants ce qui se trame au lieu de leur cacher la nouvelle. Mais comment trouver les bons mots, quand elle, personnellement, ne connaissait pas beaucoup de cette maladie. « Je ne comprenais même pas ni comment et pourquoi cela m’était arrivé. Je me sentais bien alors que de l’intérieur un mal me rongeait. J’ai essayé de trouver des livres pour expliquer à mes enfants. Ceux que j’avais trouvé étaient en noir et blanc pour la plupart. Ils manquaient d’illustrations et de diversité dans les photos mises en avant. Un peu déprimant. Quand après mes recherches, il était difficile de trouver ce que je cherchais, mon mari m’a suggéré « peut-être que tu devrais écrire un livre plutôt optimistes pour les parents qui sont dans la même situation », expose Tamara Rodriguez.
Joignant le geste à la parole, Madame Rodriguez publie en 2018 « Hair to the Queen! » (La reine sans cheveux) disponible en anglais, français, espagnol et créole en s’inspirant de son expérience avec ces deux filles. « C’est une lettre d’amour à mes enfants qui étaient toujours là pour moi et qui m’ont donné la force de me battre parce qu’elle s’attendait à ce que je guérisse. J’avais perdu tous mes cheveux. Les jours où je me sentais mieux, je faisais l’effort de me lever, je me maquillais, pour qu’elles ne se mettent pas en tête qu’avoir le cancer signifiait être à l’article de la mort, comme je le pensais au départ. Je voulais absolument que leur souvenir de cette expérience soit positif et optimiste, pouvoir en parler sur un ton léger et avec beaucoup d’empathie. Hair to the Queen ! est vraiment un livre que n’importe quel parent qui est affecté par le cancer peuvent utiliser pour introduire les enfants à la maladie »,
« Je veux changer le silence et le stigma liés au cancer dans notre communauté. Il est important de partager les informations d’autant que nous autres femmes noires, originaires de la Caraïbes ou de la communauté Haïtienne, nous avons le taux de mortalité le plus élevé pour le cancer du sein aux États- Unis. Une des explications à avoir à la méconnaissance qui existe par rapport à cette thématique. La plupart du temps, nous ignorons tout de notre historique familial. Nou konn granmoun yo te malad, yo mouri men nou pa konn sa ki te rive yo. Or, si nous avons connaissance de cet élément plus tôt, nous pouvons nous faire tester plus tôt. Aujourd’hui mes filles savent qu’elles doivent se faire tester au moins 10 ans avant la date de mon diagnostic, ce qui veut dire dès leur 25e année », précise la survivante.
Bien avant la maladie, « J’aurais aimé savoir que des femmes plus jeunes pouvaient être atteintes d’un cancer », a déclaré Mme Rodriguez. « J’aurais aimé savoir que même si j’avais un mode de vie sain, je n’étais pas exempte du risque de développer un cancer. Et j’aurais aimé savoir qu’il y avait des outils pour aider les familles », souligne celle qui se fait l’ambassadrice de cette cause. Elle travaille avec différents hôpitaux et groupes de soutien pour partager son expérience, sensibiliser et supporter les travaux de recherches sur le cancer du sein.
Engagement
Coupe décalée, cheveux crépus naturels teints en or, Tamara Béliard Rodriguez transpire d’élégance et de classe. D’intelligence aussi. Celle qui est née à Port-au-Prince en 1979 grandit au Cap-Haïtien avec ses parents. Puis à cinq ans, en raison de troubles politiques, elle est envoyée chez sa tante à Montréal où elle débute sa scolarisation. Cinq ans plus tard, elle rejoint ses parents et son petit frère à Miami, et depuis a adopté la Sunshine State comme deuxième demeure. Si son père est dans les affaires, sa mère, Hermine, est pharmacienne. « C’est une femme de courage qui m’a beaucoup inspirée. En Haïti, elle avait sa propre clinique. Quand elle a émigré aux Etats-Unis, elle a recommencé à zéro et est retournée à l’école pour non seulement apprendre la langue mais aussi obtenir sa licence de pharmacie afin de pourvoir poursuivre dans la profession qu’elle avait choisie toute jeune. Pour moi c’était super de voir une femme moderne, qui traçait sa propre voie. Elle savait ce qu’elle voulait et n’a jamais pris la voix la plus facile », dit-elle en passant.
Depuis qu’elle a surmonté son cancer, la fille de Fred Béliard compte méticuleusement son temps. « Je suis très minutieuse dans le choix des activités que je pratique et les personnes avec qui je passe mon temps. Je suis très intentionnelle parce que je ne sais pas combien de temps il me reste à vivre. Ma famille demeure la priorité mais je suis aussi très active dans la communauté », déclare-t-elle. À la tête de Island TV, elle a fait un travail extraordinaire. « Avec Island TV, nous avons l’opportunité de rehausser la culture caribéenne et haïtienne au niveau des Etats-Unis. J’ai été très impliquée dans la création de nouveaux contenus, la quête de commanditaires, la mise en nouveaux projets afin de donner plus de visibilité à la chaîne et accroître notre influence sur le marché. Si au départ Island TV était seulement disponible par câble dans le Sud de la Floride, à, elle peut-être capté dans 15 pays de la Caraïbes et aussi accessible sur toutes les plateformes en ligne ainsi qu’à partir de notre application mobile », déclare fièrement celle qui a co-fondé la coalition « Haitians for Biden in 2020 ».
Puis elle ajoute, « La programmation d’Island TV sert de plateforme pour éduquer, informer et engager les Américains d’origine haïtienne sur des questions civiques, culturelles et politiques. Si on observe ce qui se passe aux Etats-Unis, il y a deux composantes qui attestent du pouvoir qu’ont certaines communautés d’immigrants. C’est d’une part l’accès aux capitaux afin de monter des entreprises prospères, de créer de la richesse. D’autre part, l’accès aux médias qui leur permet de partager leur culture, leur histoire et d’informer leurs compatriotes. C’est ce rôle que joue Island TV », confie la copropriétaire de cette chaîne de télévision qui touche près d’un demi-million de foyers dans le Sud de la Floride.
Tamara Rodriguez est également très impliquée dans différentes associations caritatives. Elle siège au conseil d’administration de Sant La Haitian Neighborhood Center , « une association extraordinaire qui vient en aide à des milliers d’Haïtiens quand ils arrivent en Floride ». Elle est également membre du Haitian Chamber of Commerce, de United Way of Broward County, et du Junior Achievement of South Florida. Il faudra aussi ajouter qu’elle est membre fondateur de Haitian American Foundation For Democracy ou encore de la plateforme Ayiti. Diaspora. Collaborative à travers laquelle la diaspora haïtienne aux États-Unis essaie de parler d’une seule voix pour influencer la politique de l’Oncle Sam par rapport à Haïti.
« Perfectionner ses talents, s’impliquer dans la communauté, embrasser notre culture et notre patrimoine. Donner en retour, se mettre en réseau pour travailler ensemble, c’est d’après elle des aspects que nos compatriotes devraient prendre en compte pour se faire une place au soleil au pays de la bannière étoilée. Des points qu’elle a suivis et qui l’ont aidé à tracer ce parcours réussi.