À l’heure où les petites filles jouaient à la poupée, Chef Mi-Sol Chevalier était déjà aux fourneaux. Avec plus de quarante ans d’expérience au compteur, l’actuelle directrice de l’École des Chefs en Haïti, qui a beaucoup voyagé et a beaucoup vu, est revenue au pays avec l’ambition de transmettre sa passion et ses connaissances à la jeunesse haïtienne. Son objectif premier : arriver à un vrai changement culinaire en Haïti
Mi-Sol Chevalier est l’un des plus anciens chefs du pays. Elle a à peine six ans quand elle devient « petite main », pour sa grand-tante Madame Ciryus, connue dans l’Artibonite pour les délicieuses gelées et confitures de goyave qu’elle préparait. Les gens venaient de toutes parts pour en acheter. J’étais encore une enfant mais elle me laissait déjà l’aider », se rappelle Chef Mi-Sol, née aux Gonaïves en 1950.
Un peu plus tard, en 1959, elle quitte la cité de l’indépendance en direction de Port-au-Prince, où elle est accueillie par sa tante Edmée Bastien Nérette, dont la fille Lilianne Nerette Louis donnait des cours de cuisine, tous les samedis, à des futures mariées. « J’étais la petite main de ce cours de cuisine, celle qui faisait toutes les mises en place avant l’arrivée des élèves», indique-t-elle. Depuis, cette passion pour la cuisine ne l’a plus jamais quittée. Elle en a fait sa profession et en a obtenu les plus grandes joies. Comme elle le lance à qui veut l’entendre, « si vous voulez être chef, foncez et ne regardez pas en arrière. C’est un métier qui offre bien plus de satisfactions que d’insatisfactions. Il faudra néanmoins s’y adonner entièrement », prévient cette femme de l’art.
Cette ancienne élève des sœurs de Saint-François d’Assise part en 1969 aux Etats-Unis. Entre cours du soir et petits boulots, elle se démène pour tracer sa vie. Elle commence par travailler pour Toys R Us, mais peine à s’épanouir. Un jour, une cousine l’informe qu’une dame vivant en plein cœur de Manhattan, la fameuse 5th avenue, cherche un chef cuisinier. « J’ai tout de suite appelé la dame pour lui dire que j’étais intéressée. C’est ainsi que je suis devenue la cheffe de cette ancienne actrice avec mon audace. À l’époque on n’avait pas de google, mais il y avait les bibliothèques. Je cuisinais, matin, midi et soir. Elle recevait beaucoup. Mais je me sentais dans mon assiette ».
Mi-Sol Chevalier retourne en Haïti en 1975. Elle laisse la cuisine un peu de côté pour se consacrer à autre chose. Mariée, elle part pour la Suisse en 1977 pour y revenir près de cinq ans plus tard. En 1982, une amie l’informe qu’une société d’huiles oléagineuses va ouvrir et lui demande si elle ne serait pas intéressée à travailler pour leur réfectoire. C’était vraiment pas une question à poser à cette femme qui ne vit que par et pour la cuisine. C’est ainsi qu’elle est recrutée pour monter la cafétéria de la SODEXSOL, préparant et servant quotidiennement près de trois cents plats. En alternance à cet emploi, elle ouvre et gère un atelier pour faire des nœuds pour une société américaine pour les besoins duquel elle qui engage près de 52 ouvrières.
Après le départ de la SODEXSOL, elle décide d’inaugurer son propre restaurant, « La boîte à lunch » à la rue Pavée en 1986. Remariée à un Français qui travaillait à la coopération française, elle suit ce dernier quatre ans plus tard, quand il est muté à l’étranger, en Mauritanie plus précisément. Pendant les 13 ans qu’elle passera en Afrique, elle vivra dans différents pays dont le Togo, le Bénin, le Sénégal ou le Cameroun. Elle fera par la suite une pause en France pour quatre ans, et reviendra au pays en 2006.
Ces voyages lui donnent la possibilité d’explorer différentes cuisines, de perfectionner son art et de vivre pleinement sa passion pour l’art culinaire. Elle grandit au contact de différents chefs et grâce à différentes sessions de formation et stages chez des grands comme Escoffier, Alain Ducas ou Le Nôtre. Elle travaille dans différents restaurants, fait office de chef à domicile et collabore aussi avec certaines missions diplomatiques, dont l’ambassade d’Haïti à Paris ou encore la Mission permanente d’Haïti à l’Unesco. Pour elle, à chaque fois qu’un chef entre dans la cuisine d’un autre cuisinier, il a l’occasion d’apprendre quelque chose. « C’est aussi cela la vie d’un chef. Tu ne peux pas rester en un seul endroit. Sinon tu vas stagner. Tu as besoin de changer d’espace pour découvrir autre chose, pour t’inspirer et créer. Tu as besoin aussi de te recycler. Être chef, c’est aussi les échanges et le partage. Sinon, il n’y aurait pas de livres de cuisine. Si tu ne peux pas partager, tu ne pourras pas non plus transmettre », avance cette professeure qui est très exigeante aussi bien envers elle-même qu’envers ses étudiants.
De retour au pays, elle reçoit une offre pour prendre la tête des cuisines du Club Indigo. Après cette expérience, elle ouvre le Café de l’Europe, son propre restaurant. Mais quand viennent les déboires avec son associé, elle lance Le restaurant la Guinguette, sur les ruines de son ancienne maison détruite par le tremblement de terre de 2010.
C’est aussi cela la vie d’un chef. Tu ne peux pas rester en un seul endroit. Sinon tu vas stagner. Tu as besoin de changer d’espace pour découvrir autre chose, pour t’inspirer et créer. Tu as besoin aussi de te recycler. Être chef, c’est aussi les échanges et le partage. Sinon, il n’y aurait pas de livres de cuisine. Si tu ne peux pas partager, tu ne pourras pas non plus transmettre.
L’ambition de changer l’art culinaire haïtien
En 2014, Mi-Sol Chevalier fait la connaissance du célèbre chef José Andrés qui la visite à son propre restaurant, La Guinguette. Ils discutent de gastronomie mais aussi de sa vision pour le futur de la cuisine haïtienne. « Pour moi, il faut commencer à former les jeunes en vue de revaloriser le street food haïtien. C’est essentiel. Moi en tant que chef de cuisine, quand je voyage, ce n’est pas trop les restaurants huppés qui m’intéressent, mais surtout les plats typiques du pays visité. Comme on dit, pour connaître un peuple, il faut connaître ce qu’il mange. Or, nos street food sont dans un état lamentable. La revalorisation de la gastronomie haïtienne passe aussi par là. Le street food doit être à la portée de tout le monde, il doit être propre, préparé dans les meilleures conditions d’hygiène. On peut le faire, il suffit d’un peu de volonté de la part de l’État ».
En janvier 2015, Chef Mi-Sol devient directrice de l’École hôtelière d’Haïti. En 2017, elle met sur pied l’École des Chefs, qui fonctionnait avec le support de la World Central Kitchen de José Andrés, jusqu’à leur départ du pays, il y a 6 mois, en raison des turbulences socio-politiques. « Ça avait toujours été mon ambition d’avoir les moyens pour transmettre ma passion et mes connaissances à la jeunesse haïtienne. Chef José André m’a aidé à concrétiser ce rêve », confie cette professeure. « Ce que je veux pour mon pays, c’est qu’un jour on n’ait pas besoin de faire appel aux chefs étrangers pour nous apprendre à cuisiner ou pour nous apprendre l’hygiène alimentaire. C’est pourquoi je forme la jeunesse. Je forme des chefs qui puissent travailler dans n’importe quel restaurant à l’échelle internationale », explique-t-elle, convaincue du fait que le titre de chef, on le porte à vie.
Cette mission, elle ne le prend nullement à la légère, car, dans sa tête, le futur de la gastronomie haïtienne en dépend. « Moi je dis souvent à mes élèves qu’ils doivent à tout prix tendre vers l’excellence. La réussite ne fait pas de cadeau. Il faut travailler durement. Je leur rappelle aussi qu’on entre en cuisine comme on entre en sacerdoce. Vous devenez cuisine, vous êtes cuisine. Votre pater, c’est la cuisine. Vous pensez à la cuisine à votre réveil aussi bien qu’à votre coucher. Certains, comme le chef Daniel Treaster, qui a écrit le curriculum de la World Central Kitchen, me reprochent d’être trop dure avec eux, mais moi je me dis que je veux qu’ils deviennent quelqu’un quand ils sortiront de cette école. Je ne veux pas d’échec dans ma classe », témoigne cette grande fan d’Emile Zola, de Maupassant, de Baudelaire et de Gabriel Garcia Marquez.
Dans ses classes, la discipline est de rigueur. Si Chef Mi-Sol est généreuse, ouverte, un brin sympathique, elle ne fait pourtant pas dans la complaisance, la demi-mesure ou l’approximation. Elle booste la confiance de ses protégés, essaie de leur trouver des ouvertures et continue même après à les aider à trouver leur voie. Grande amoureuse de la cuisine haïtienne, et de la cuisine sénégalaise, quand elle n’est pas aux fourneaux, elle fait du Tye-Dye, adore s’occuper de ses plantes potagères et espère se mettre à la poterie. « C’est mon prochain challenge », lance-t-elle dans un sourire.
En attendant qu’arrive l’heure de déposer tablier et couteau, Chef Mi-Sol multiplie ses efforts pour faire développer la notion de chef à domicile en Haïti, mais aussi pour prôner l’émergence de nouvelles techniques de cuisson. Les petites avancées l’inspirent à poursuivre sur cette voie. « L’avenir du chef en Haïti n’est plus sombre. Je vois de plus en plus chez les Haïtiens un intérêt pour le mieux manger. Il y a aussi un engouement pour les métiers de bouche chez les jeunes. Certes, il nous reste encore beaucoup de défis à relever, mais la base est là. C’est surtout la technique qui nous manque. J’ai formé beaucoup d’élèves, j’espère qu’un jour on pourra arriver à un vrai changement culinaire en Haïti. ».
Partir vers d’autres cieux pour une retraite tranquille ne tente pas? Non, la question ne se pose même pas. « Je ne pars pas parce que je suis amoureuse de mon pays. J’aime les gens de ce pays, j’aime la terre de ce pays ». Ce qui me donne l’espoir, c’est la jeunesse. À chaque fois que je rencontre un jeune qui me sort un discours cohérent, je me dis, il y a encore de l’espoir pour Haïti. Mais ma plus grande peur, ce serait de voir qu’on arrive à leur faire perdre confiance dans ce pays, dit-elle. J’espère qu’ils n’y arriveront pas”