Gisèle Halimi fait partie de ces femmes qui ont été à l’avant-garde de la lutte pour la dépénalisation de l’avortement en France dans les années 1970. Grande avocate, femme politique, militante féministe, cette Franco-tunisienne qui s’est éteinte le 28 juillet 2020 a, grâce aux causes qu’elle a portées, contribué à d’importants changements sociaux, touché la vie de millions de femmes.
Gisèle Halimi ou encore Zeiza Gisèle Élise Taïeb a pris naissance à La Goulette, en Algérie, pays alors sous protectorat français, le 27 juillet 1927. À cette époque, les femmes, dans beaucoup de sociétés, ne sont guère vues comme des êtres à part entière. Son père est si déçu d’avoir une fille qu’il prend du temps avant d’annoncer la naissance à ses amis, raconte Gisèle dans son ouvrage La Cause des femmes. Cette dernière, qui est aussi une battante-née, doit, au sein même de cette famille juive de Tunisie, lutter pour avoir le droit de lire, ou encore se former.
Celle qui s’oppose à un mariage forcé à 15 ans s’applique à poursuivre ses études à Tunis, puis part dans l’Hexagone pour effectuer une licence en droit et en philosophie à La Sorbonne. À son retour en 1949, elle commence à militer au barreau de Tunis, se plaçant notamment aux côtés des syndicalistes et des militants indépendantistes tunisiens et algériens. Les premiers élans de popularité arrivent lorsqu’elle prend la défense de Djamila Boupacha qui risque la guillotine si elle est reconnue coupable des faits qu’on lui reproche.
Jeune Algérienne âgée de 22 ans, Djamila Boupacha est arrêtée par l’armée française le 10 février 1960. On lui reproche d’avoir déposé un obus piégé à la Brasserie des Facultés, à Alger. Accusée de tentative d’assassinat, elle est torturée et violée, en détention, par des soldats français.
Sur la demande du frère de ce dernier, Gisèle Halimi accepte de prendre la défense de Djamila.“. L’avocate décide, stratégiquement, de médiatiser ce pas, pour en faire, à travers lui, le procès des pratiques indignes et inhumaines de l’armée française. Elle rallie à sa cause d’autres grands noms de l’époque tels que la féministe Simone de Beauvoir et l’anticolonialiste Jean Paul Sartre, le poète Louis Aragon, la résistante Germaine Tillion. Devant les retentissements de ce cas dans la presse, l’affaire Djamila Boupacha prend l’envergure d’une affaire d’État. Du tribunal d’Alger, l’affaire est transférée au tribunal de Caen. Si l’accusée est condamnée à mort par la justice française en 1961, elle bénéficiera néanmoins d’une amnistie et sera libérée un an plus tard suite à l’accord d’Évian qui consacre la fin de la guerre d’Algérie. Un livre de témoignage sur l’affaire Djamila Boupacha, dont la première de couverture est réalisée par Pablo Picasso, paraît chez Galimard, la même année. Un film « Pour Djamila » verra aussi le jour en mars 2012.
Mis au-devant de la scène grâce à ce procès, Gisèle Halimi, met en place avec d’autres femmes le Mouvement démocratique féminin en 1965 et soutient la candidature de François Mitterrand à la présidence. À l’élection de ce dernier en 1981, Madame Halimi sera députée. Un peu plus tard, soit entre 1985 et 1986, elle servira comme déléguée permanente de la France auprès de l’Unesco. Elle avait aussi été chargée, en 1967, de présider la commission d’enquête du tribunal Russell sur les crimes de guerre perpétrés par l’armée américaine au Vietnam.
Le droit à l’avortement et la criminalisation du viol
S’il y a deux choses pour lesquelles il faut à tout prix distinguer Gisèle Halimi, farouche défenseur de la liberté, c’est son combat pour le droit à l’avortement d’une part et pour la criminalisation du viol d’autre part. En effet, le 5 avril 1971, le Nouvel Observateur publie le « Manifeste des 343 ». Le texte, signé Simone de Beauvoir, est précis, concis mais fait l’effet d’une bombe. « Un million de femmes se font avorter chaque année en France. […]. Je déclare que je suis l’une d’entre elles. Je déclare avoir avorté ». Gisèle Halimi est au nombre de ces 343 femmes qui signent cette chronique.
« Je suis mariée et j’ai trois enfants. Je n’en ai voulu que trois et j’ai avorté trois fois. Je le dis, parce qu’il faut dire la vérité. Que le vrai scandale dans l’avortement clandestin et dans l’oppression des femmes, c’est l’hypocrisie. C’est ce qu’on dissimule. La vérité, c’est que toutes les femmes avortent, y compris les femmes de députés, et les maîtresses de ministres. Et tout le monde. Seulement elles ne le disent pas. Personne ne nous obligera à mettre au monde des enfants par force. La preuve, c’est que la loi de 1920 a beau continuer d’exister, eh bien les femmes, quand elles ont décidé d’avorter, elles vont jusqu’à en mourir, elles vont jusqu’à devenir stériles, mais elles le font », écrit-elle pour combattre la pénalisation de l’avortement et les conséquences qu’elles entrainent pour les femmes.
Comme on pouvait s’y attendre, le manifeste des 343 ne passe pas inaperçu. Si les signataires qui sont sous les feux des projecteurs ne risquent rien, les anonymes font pourtant les frais de cet aveu. Certaines sont interrogées, arrêtées, poursuivies, dérespectées et congédiées. Même Gisèle, seule avocate à avoir osé prendre ce risque, connaît des petits démêlés avec le conseil de l’ordre. Il faut faire quelque chose. Chez Gisèle Halimi se réunissent alors Simone de Beauvoir, Christiane Rochefort, Delphine Seyrig. Elles créent le mouvement “Choisir, la cause des femmes” avec pour slogan : « La contraception, mon choix ; l’avortement, mon ultime recours ; donner la vie, ma liberté ».
L’occasion de faire un procès se produit quelques mois plus tard. Une jeune adolescente, Marie Claire, de 16 ans, se présente accompagnée de sa mère Michèle Chevalier, poinçonneuse dans le métro, à son cabinet, pour lui demander d’assurer leur défense. En effet, Marie Claire était tombée enceinte après avoir été violée par un camarade de lycée. Très jeune, sans moyens économiques, elle ne pouvait pas garder l’enfant. Michèle, mère célibataire, qui doit se débrouiller par monts et par vaux pour subvenir aux besoins de la famille, ne pourrait pas non plus lui venir en aide. Trop pauvre pour pouvoir se rendre dans ces cliniques anglaises ou suisses où les femmes de la bourgeoisie se rendent pour avorter, elles trouvent le contact d’une avorteuse clandestine. Comme toujours, il y a quelqu’un qui connaît quelqu’un qui peut résoudre ce problème. L’avortement se passe mal. Suite à une hémorragie, Marie Claire est obligée d’être conduite vers un établissement hospitalier pour se faire soigner. Désormais, la jeune fille, sa mère, ainsi que celles qui avaient aidé, se retrouvent prises dans les mailles des filets de la justice.
« À partir de ce moment-là, la question qui s’était posée était : qu’est-ce qu’on fait de ce procès ? J’en ai parlé, évidemment, à Simone de Beauvoir et au petit groupe qui constituait “ Choisir ”. Nous nous sommes réunies, j’ai dit à Michèle Chevalier : « Si on fait un grand procès de l’avortement, il y a des risques. » J’avais déjà plaidé beaucoup de procès d’avortements, cela se plaidait à huis clos, sur le mode “ Pardon, je ne pouvais pas faire autrement, j’avais trop d’enfants, je n’avais pas d’argent… ”, mais personne n’avait donné à une défense, et pas moi à l’époque, la tonalité du Manifeste des 343. Elles acceptent très courageusement. Parce qu’il est clair que, dans ces cas-là, s’il y avait des coups à prendre, ce n’était ni Simone de Beauvoir ni moi qui les prendrions, mais elles. Donc elles acceptent de faire ce que j’ai appelé le grand procès politique de l’avortement. Le procès “ politique ” entre guillemets, mais politique tout de même, parce que, en France, qu’est-ce qu’un procès politique ? C’est un procès, justement, où on ne demande plus pardon, un procès où on ne fait pas état de circonstances atténuantes, un procès où, par-dessus la tête[…]”, rapporte Gisèle Halimi, dont une rue dans la ville de Bobigny porte le nom.
Ce cas donne lieu au procès de Bobigny qui s’ouvre le 8 novembre 1972. Fine stratège, Gisèle Halimi a l’art et l’adresse pour assurer la défense de ses clients. Marie Claire est relaxée, sa mère écope d’une amende de 500 francs avec sursis, et l’avorteuse est condamnée à un an de prison avec sursis. Cependant ce procès marque un tournant important pour les femmes, car il ouvre le débat sur la dépénalisation de l’avortement. Deux ans plus tard, Simone Veil portera la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG) à la tribune de l’Assemblée nationale qui sera promulguée en 1975. François Luciani a réalisé un téléfilm sur cette grande affaire aussi.
Après avoir remportée cette lutte pour la dépénalisation de l’avortement, Gisèle Halimi se lancera à la conquête d’autres droits et libertés pour les femmes. À la tête de « Choisir », elle fera le plaidoyer pour la criminalisation du viol. Lors des assises des Bouches-du-Rhône, en mai 1978, l’avocate, encore une fois, sera dans le boxe, pour défendre deux jeunes femmes belges qui avaient été violées par trois hommes, quatre ans plus tôt, alors qu’elles campaient dans une calanque. Le verdict qui condamne les hommes est un élément précurseur de la loi de 1980, qui reconnaît le viol comme un crime dans la législation pénale. Il existe un téléfilm et un documentaire qui retracent ce moment historique pour les femmes.
Ainsi, tout au long de sa carrière, on retrouvera Gisèle Halimi sur les fronts pour lutter pour différentes causes, la participation politique des femmes, la parité ou encore l’égalité professionnelle, la dépénalisation de l’homosexualité ou encore l’abolition de la peine de mort. Auteure d’une quinzaine d’ouvrages, le parcours de cette brillante avocate et fougueuse militante féministe est salué par plusieurs prix et distinctions, tels que la « médaille du Barreau de Paris », le Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes, la Légion d’honneur, la plus haute distinction de la France. Mariée à Paul Halimi (dont elle a gardé le nom après le divorce), elle s’est remariée avec Claude Faux, ancien secrétaire de Jean-Paul Sartre, et a eu trois enfants, Jean-Yves Halimi, lui aussi avocat, Serge Halimi, directeur du journal Le Monde diplomatique et Emmanuel Faux, qui fut journaliste à Europe 1. Gisèle Halimi s’est éteinte à l’âge de 93 ans le 28 juillet 2020.