Kalinda Magloire est l’une de ces femmes entrepreneures qui, envers et contre tout, continue de faire le pari sur Haïti. Comme beaucoup de gens, ces dernières années, elle a fait les frais de la crise sociopolitique qui secoue le pays. Avec les différents épisodes de peyi lòk, elle a vu périr ses récoltes, perdu des partenaires et s’est retrouvée dans l’impossibilité de livrer des dizaines de commandes. Mais loin de mettre la clé sous la porte, elle continue à résister pour faire la différence à la tête de Switch S.A. l’une des compagnies qu’elle a cofondées. .
« Avec mon expertise, je pourrais bien servir ailleurs, mais je me dis qu’ici c’est chez moi. Haïti, plus que tout autre endroit, a besoin de moi, et c’est ici que je peux vraiment faire la différence », assure Kalinda Magloire. Quoique tous les indicateurs soient au rouge, elle s’accroche à son rêve de voir ce pays s’en sortir, à son ambition de freiner la déforestation en vue de protéger l’environnement.
Détentrice d’une licence en arts et sciences, d’une maîtrise en sciences politiques effectuées à l’Université de Montréal, et d’une maîtrise en gestion du développement international obtenue du London School of Economics, au Royaume-Uni, Kalinda Magloire a plus de 15 ans d’expérience dans la conduite de projets de développement en Haïti. Spécialiste de la gouvernance, cette entrepreneure sociale possède une vaste expérience en matière d’assistance technique aux organisations haïtiennes dans les domaines de la gouvernance, du genre, du renforcement des capacités, de la participation communautaire, ainsi que de la communication stratégique. Outre Haïti, elle a travaillé à l’échelle internationale, notamment en faisant des consultations de courte durée en Afrique de l’Ouest, dans le Sahel, dans le Maghreb, en Amérique latine.
Switch S.A., entreprendre pour changer
De retour en Haïti après ses études, Kalinda Magloire réalise que le pays a bien changé. La déforestation s’est aggravée et les risques environnementaux sont de plus en plus énormes. « J’ai réalisé que si je ne faisais pas quelque chose, un jour, mes enfants vivraient dans un désert. C’était extrêmement important pour moi de trouver une solution qui puisse freiner cette dégradation liée à la coupe des arbres. Dans ma tête, c’était assez simple, je me disais que si les gens n’utilisaient plus le charbon de bois, personne ne serait obligé de couper des arbres pour en faire. Il était important de trouver une alternative pour porter les foyers Haïtiens à passer au vert, à faire de la cuisson propre ».
Même si ce n’est pas prioritairement son secteur d’activités, elle se lance. Elle effectue les recherches, s’inspire un peu de ce qui se passe ailleurs au niveau de l’Amérique latine et la Caraïbes pour trouver une solution de marché. « Il ne fallait pas réinventer la roue », se dit-elle. En 2013, elle cofonde Switch S.A., une entreprise spécialisée dans la fabrication et la vente de réchaud au propane. Très stratégique, elle mise sur plusieurs programmes pour atteindre les ménages les plus faibles, ceux qui ont du mal à faire ce premier investissement par exemple. Elle va vers la diaspora, vers les écoles, les entreprises, mais aussi les marchandes de rue. Les réchauds de Switch vont non seulement introduire des milliers de ménages à une solution plus durable, plus soucieuse de l’environnement, mais aussi plus économique aussi. « On ne va peut-être pas le croire, mais une fois le four et la bonbonne achetés, cette méthode de cuisson propre coûte beaucoup moins que le charbon. »
Mais cette passionnée de l’environnement, cet alliée de la cause de la cause des femmes qui tient bien de sa mère, la militante féministe et politique Nicole Magloire, se rend compte qu’elle touche aussi à un autre problème encore plus important. « Je pensais que j’avais créé une compagnie pour adresser un problème environnemental, mais très rapidement, je me suis rendue compte que Switch S.A. s’attaquait à aussi un problème de genre. La cuisson propre est avant tout une affaire de femmes. Excusez-moi, messieurs, mais vous faites rarement à manger chez vous », lance-t-elle sur le ton de la plaisanterie. Puis, reprenant son sérieux, elle explique, qu’outre la saleté, l’impact environnemental, l’utilisation à outrance du charbon de bois a aussi des conséquences sur la santé des femmes. « 8,000 femmes meurent chaque année en Haïti en raison de maladies respiratoires dues à l’inhalation de fumée de charbon de bois. Ce n’est pas une plaisanterie. Nous adressons aussi un problème de santé publique », argumente-t-elle, reconnaissante qu’en une seule et même compagnie, elle arrive à toucher deux problématiques qui lui tiennent à cœur, la dégradation de l’environnement mais aussi les problèmes de genre.
Je pensais que j’avais créé une compagnie pour adresser un problème environnemental, mais très rapidement, je me suis rendue compte que Switch S.A. s’attaquait à aussi un problème de genre. La cuisson propre est avant tout une affaire de femmes. Excusez-moi, messieurs, mais vous faites rarement à manger chez vous
Faire des affaires en Haïti
En 2018,dans le souci de donner une alternative à tous ces paysans qui par désespoir font de la production de charbon leur seul moyen de susbsistance, elle se tourne vers l’agriculture, en co-fondant une compagnie sœur, Faircrops. Elle développe des relations avec associations d’agriculteurs dans les départements de l’Ouest, du Nord et du Nord-Est, fait des formations et aussi le renforcement des capacités et questions d’ingénierie sociale. Elle s’investit aussi dans la fourniture de matériel et d’un marché à une association d’agricultrices du Nord pour la production de piments habanero et de patates douces. Les périodes de locks du début de l’année de 2019, le frappent de plein fouet. «Je me rappelle que la récolte était prête, le client attendait quelque part en Amérique du Nord, mais tout était bloqué. De toute ma vie professionnelle et entrepreneuriale, je crois que c’est la chose la plus dramatique qui me soit arrivée. À voir toutes ces tonnes de piments étalés sur des bâches sur des centaines de mètres en train de décomposer … j’ai pleuré comme un bébé. Je n’étais plus sûre de pouvoir recommencer à planter, de pouvoir continuer. Ça a été un grand coup », avoue-t-elle.
Toute la récolte se perd, l’investissement consenti également. Mais, heureusement, ses partenaires, son mari particulièrement sur qui elle peut toujours compter, ne baissent pas les bras. « Ce moment, aussi pénible qu’il ait été, m’a redéfini. Le fait d’avoir pu trouver la force nécessaire pour replanter et voir les piments sortir de terre à nouveau, m’a fait voir que c’est aussi cela la vie. Il y aura des moments comme ceux-là. Des moments, où il va falloir faire face à l’échec et recommencer, parce que l’on a une vision en tête, un rêve à accomplir ».
En dépit des périodes de locks, difficultés pour s’approvisionner en matières premières, fermeture des ports, insécurité, problèmes de liquidité, manque d’accès au financement ou au crédit, Kalinda Magloire garde les yeux rivés sur ses objectifs. Miser sur la solidarité est aussi un remède qu’elle exploite aussi. « J’ai compris qu’il faut se mettre ensemble. Il est important que des entreprises qui s’alignent sur les mêmes visions puissent se soutenir entre elles. Au sein de Ayiti Demen, nous avions regroupé plusieurs compagnies différentes. Par exemple, quand on a des problèmes de transport, on peut peut-être faire des consolidation de container. La vie est moins dure à plusieurs. Ce sont aussi ces types de collaboration, qui permettent de ne pas baisser les bras », explique la femme d’affaires. Ayiti Demen est composé de compagnies telles que Switch, Ferre, Caribbean Craft et Agrilog.
Pour cette entrepreneure, épouse, mère de deux enfants en bas âge, les choses ne sont pas toujours au beau fixe. Mais elle gère. « Je fais du sport tous les matins, cela m’aide beaucoup. Je marche aussi, d’autant que de nos jours, avec toutes ces réunions à distance, on passe beaucoup de temps assis derrière un bureau. C’est important de bouger un peu. Mais je mets aussi du temps de côté pour moi, mais aussi pour ma famille. C’est important ! C’est difficile de tout concilier, mais on fait de son mieux. Nous devons commencer à être à l’aise avec le fait que l’on ne peut pas tout faire parfaitement bien tout le temps. Éviter de se mettre trop de pression ou d’avoir des attentes inconsidérées dans tous les domaines. Il y a des jours où l’on est fatigué, d’autres moment où on a envie de hurler ou de se couler un verre de vin pour se calmer les esprits. C’est normal. On fait ce que l’on peut dans tous les domaines, on communique ses besoins, on prend soin de soi et des siens, et on continue d’avancer », relate Kalinda Magloire.
Éprise d’Haïti, celle qui est née à Montréal, ne se voit pas vivre ailleurs. Bien sûr, il y a des frustrations, mais encore et toujours, elle s’accroche à une mission. «Je veux laisser ma marque sur ce pays, lui donner le plus que possible. Tous les jours, je me demande ce que je peux faire de durable pour Haïti qui attend que tous ceux qui ont le privilège d’être soucieux et éduqués apportent leur contribution pour son développement. C’est à cette aune-là que je vais m’évaluer quand je ferai mon bilan dans quelques années ».