Psychologue depuis plus d’un quart de siècle, Béatrice Dalencour Turnier est la P.DG de Kasik, un centre de développement personnel et professionnel qui accompagne les gens dans leur quête d’identification de leur potentiel pour une société meilleure. Très impliquée socialement, elle est également membre fondateur de l’Association Haïtienne de Psychologie (AHPsy) et cocréatrice de la Cellule d’Intervention Psychothérapeutique d’Urgence d’Haïti. Pour cette professionnelle altruiste et passionnée, il faut à tout prix changer les mentalités, façonner de meilleures personnes pour une meilleure société.
N’abandonnez pas, même si je sais que les choses sont très difficiles actuellement. Vous avez le droit de rêver quelle que soit votre situation, votre expérience ou quel que soit le cercle social dans lequel vous évoluez. Vous avez le droit d’exiger un meilleur pays.
Difficile de n’être pas happée par la bonne humeur toute communicative de Béatrice Turnier. Au local de Kasik, qui héberge également le premier espace de coworking en santé mentale qu’elle a mis sur pied, on pourrait l’écouter parler pendant des heures de son travail, de ses activités mais aussi des causes qui lui tiennent à cœur. Joviale, accueillante et ouverte, la quinquagénaire sait d’emblée mettre son interlocuteur à l’aise, écouter sans interrompre et voir le bon côté des choses. C’est une psychologue, diraient certains pour faire cliché, mais c’est avant tout une de ces professionnelles qui voit en leur métier un outil pour produire le changement.
Béatrice Turnier est née à New York en 1968. Sa famille, craignant un peu pour leur vie après la mort d’un ami de son père impliqué dans des activités anti-duvalieristes, avait plié bagages et quitté le pays, le temps de se mettre à l’abri. Elle retourne dans la perle en 1971 et y passe enfance et adolescence. Celle qui fait ses premiers pas dans le monde académique au Kindergarten Jacqueline Turian, effectue ses classes primaires et secondaires chez les Sœurs de Sainte-Rose de Lima. Elle se rappelle avec joie une enfance heureuse, agréable, entourée de membres de sa famille et de beaucoup d’amis. « Nou te kontwole on pati nan Pòtoprens », dit-elle avec humour, évoquant volontiers les souvenirs de grandes vacances, de fêtes de salon, de sorties au cinéma ou aux discothèques.
À 15-16 ans, elle développe un réel intérêt pour la psychologie. Le fait de participer à des programmes d’alphabétisation à l’école lui ouvre les yeux sur certaines réalités qu’elle ignorait jusque-là. À deux pas de son quartier, il y avait des jeunes qui savaient à peine lire ou qui vivaient dans la pauvreté. « J’avais fini par réaliser que nous vivions dans des mondes séparés, des mondes parallèles. Ma mère travaillait à Cité Soleil, j’allais souvent la chercher. C’est à ce moment que je me suis rendu compte des inégalités sociales, des discriminations mais aussi des clivages sociaux. J’arrivais à peine à y croire. C’est là que j’ai su que nous avons un problème en tant que nation. Je voulais essayer de comprendre ce qui se passait dans notre tête en tant que peuple, parce que pour moi c’était pas logique », raconte-t-elle. Voilà pourquoi on la retrouvera à St John’s University, à New York, pour son diplôme en psychologie.
Béatrice Dalencour retourne au pays en 1994, déterminée à mettre ses connaissances en application et à prouver à ceux qui lui reprochaient d’avoir choisi la psychologie par paresse qu’ils avaient tort. Mais en plein embargo, la jeune mariée qu’elle est à cette époque peine à prendre ses marques. « Je me sentais vraiment perdue », admet-elle, sincère. Toutefois elle ne se laisse pas atteindre par la situation. Proactive, elle frappe aux portes, dépose les cv, enfile les petits boulots en attendant de trouver un poste qui lui sied. Le succès vint à sa rencontre. Passionnée par son métier, elle eut l’opportunité de mettre ses compétences au service de différentes institutions, telles que l’Association pour la prévention de l’alcoolisme et autres accoutumances chimiques (APAAC), les centres Gheskio, mais aussi ONUSIDA. À ce propos, elle a activement contribué à établir des normes pour la prise en charge psychosociale des personnes vivant avec le Sida en Haïti. Mme Turnier, qui a consacré une bonne partie de sa carrière à la formation et aussi à l’accompagnement des femmes survivantes des situations de violences basées sur le genre, a aussi collaboré avec Family Health International (FHI) pour la formation des infirmières comme conseillère psychosociale pour l’accompagnement des personnes VIH (+).
En 2013, Béatrice Dalencour Turnier lance Kasik, un centre de développement personnel et professionnel se donnant pour mission d’accompagner les personnes dans leur quête d’identification de leur potentiel pour une société meilleure. Comme son slogan le dit : « Pi bon moun, pi bon sosyete ». Pour elle, le changement des mentalités est un carrefour obligé, si on veut une autre Haïti. Dans ce processus, elle compte beaucoup sur les jeunes. « N’abandonnez pas, même si je sais que les choses sont très difficiles actuellement. Vous avez le droit de rêver quelle que soit votre situation, votre expérience ou quel que soit le cercle social dans lequel vous évoluez. Vous avez le droit d’exiger un meilleur pays », lance Béatrice Turnier à l’intention de la jeunesse.
Dix ans après son lancement, Kasik continue d’offrir sessions de thérapie et ateliers à des particuliers aussi bien qu’à des groupes et entreprises. Avec Kasik, Béatrice Dalencour Turnier a aussi créé le premier espace de coworking en santé mentale et a facilité le travail d’autres professionnels de la santé mentale et des stages pour des étudiants en psychologie. Membre fondateur de l’Association Haïtienne de Psychologie (AHPsy), Béatrice Turnier est cocréatrice de la Cellule d’Intervention Psychothérapeutique d’Urgence d’Haïti, qui, depuis 2020, a mis en place la ligne téléphonique 2919-9000 à laquelle les gens peuvent appeler gratuitement pour obtenir de l’accompagnement psychologique
Je ne me mets pas la pression pour être parfaite
Béatrice Turnier est une femme qui a su soutenir le regard de la vie sans jamais baisser la tête. Comment pourrait-il en être autrement, quand elle a appris à se prendre en main très tôt. En effet, alors qu’elle termine ses classes chez les Sœurs de Sainte-Rose de Lima, Béatrice Dalencour tombe enceinte. Pour les bien-pensants, c’est un scandale. Pire, trois semaines avant son mariage vite organisé en raison des circonstances, elle apprend que l’homme en question a le VIH. C’est un uppercut. Mais elle encaisse. « Avant l’âge de 20 ans, j’ai eu la totale en matière d’expériences ! En plus c’était une relation violente. Il y a des fois, on rentre dans des situations et on accepte l’inacceptable au fur et à mesure. On ne comprend même pas pourquoi … Heureusement que je n’étais pas testée positive», dit-elle, se remémorant ces moments sombres où elle a vu son avenir défiler devant elle. Ces moments où il a fallu continuer à vivre en dépit de ce que les autres peuvent penser. Pourquoi s’y attarder, quand on sait que quoi que l’on fasse, les autres trouveront quand même à y redire, à critiquer ? Pourquoi y accorder de l’importance quand elle avait le sentiment que les gens s’attendaient à ce qu’elle meure pour que l’histoire soit parfaite ?
Si elle trouve le courage de parler aujourd’hui de cette épreuve, c’est à force de thérapie, de travail personnel. Elle a vu le bout du tunnel et a décidé de vivre son passage sur terre comme elle l’entend. « J’ai appris que ma vie est ma vie. Ce n’est pas aux autres de la vivre à ma place, ou d’en dicter les règles ». De cette expérience, elle tire aussi une mission de vie. « Moi je crois en l’humain. Je crois en ma mission d’accompagner les gens, de leur donner espoir en la vie, de les aider à se relever même après des événements traumatisants. C’est d’ailleurs ce qui me motive tous les jours et qui me pousse à continuer à travailler», confie Béatrice Turnier, qui a travaillé principalement dans le soutien aux personnes en situation de crise, telles que les enlèvements, les femmes victimes de violence sexiste et les personnes vivant avec le VIH.
Aujourd’hui, la femme que l’on a devant soi est une femme forte, épanouie et inspirante qui se met humblement au service des autres. « J’ai beaucoup de patience et de compassion pour moi. Je ne pense pas que je suis tenue à la perfection. Quand cela ne va pas, je vais voir mon psychologue. Je m’assure d’être toujours en bonne santé mentale pour mieux accompagner les autres qui se tournent vers moi », explique cette dernière. Mais au-delà des acquis de l’expérience, ce bien-être est aussi le résultat d’une routine et d’une discipline de vie. « Comme dit l’autre, vous ne pouvez pas verser de l’eau d’une tasse vide. Il faut d’abord prendre soin de soi. Tous les matins par exemple, je cherche une vidéo de motivation personnelle sur YouTube. Je fais du sport, comme par exemple la marche, le yoga. J’ai également des amis sur qui je peux compter, des copines avec qui je peux passer des heures au téléphone », avoue Mme Turnier, qui adore faire du jardinage quand elle a du temps libre.
Pour la psychologue, un système de support est très important dans la vie. Avoir des modèles aussi. Sa mère est la toute première personne qui lui vient en tête. « Sans modestie, je crois que ma mère pourrait être une sainte. Elle est toujours prête à aider les autres. Elle a passé quinze ans à travailler à Cité Soleil dans le silence… », révèle-t-elle, fière d’avoir toujours eu des femmes fortes dans son entourage. Elle cite des personnalités telles que Oprah Winfrey, Maya Angelou dans son tableau d’inspiration. Des aînés extraordinaires telles que Karine Derenencourt, Patricia Michel, Jacqueline Loubeau, Nora Salnave ou encore Roseline Benjamin. « J’ai toujours pu compter sur d’autres femmes dans mon cercle d’amies et mon cercle professionnel. Quelqu’un comme Roseline Benjamin m’a tendu la main. Elle m’avait ouvert son bureau pour me permettre de recevoir mes patients à mes débuts. Je fais la même chose pour d’autres psychologues aujourd’hui, je prends des stagiaires », avance-t-elle, fière de pouvoir faire ce retour d’ascenseur. « C’est ça l’entraide. Liberté, égalité, solidarité ! C’est ce que j’essaie d’appliquer », lance-t-elle convaincue. Elle cite également Yolette Jeanty, Lise Marie Dejean, Nadine Louis, Gaelle Rivière, Manzè pour son livre ou encore Magalie Racine, pour sa grâce et son élégance.
Mais dans cette liste non exhaustive qu’elle cite de tête, un peu au hasard, il faut aussi compter quelques hommes. Le grand psychothérapeute existentiel américain Irving Yalom, dont elle suit le travail, ou encore le philosophe mexicain Don Miguel Ruiz) dont elle aime l’œuvre. « Et je pourrais en citer des tas d’autres noms », dit-elle en se prêtant volontiers à cet exercice pour le moins périlleux. C’est important de pouvoir apprécier ce que les autres font de bon.
Côté famille, la psychologue ne peut guère se plaindre. « J’ai la chance d’avoir à mes côtés un homme qui me supporte, ne questionne pas mon travail et me donne de l’espace pour m’épanouir », avance Béatrice Turnier, qui fêtera l’an prochain son trentième anniversaire de mariage. « Un couple, c’est comme une balançoire. Il faut accepter de faire l’aller-retour, de faire l’équilibre », avance, philosophe, celle qui est mère de trois jeunes hommes. Cela prend aussi du travail et un effort soutenu pour comprendre. Mais de cela, elle n’en a pas peur. Béatrice Turnier est une optimiste qui ne se focalise point sur les problèmes « Dans la vie, il y aura toujours des obstacles, des difficultés. L’essentiel c’est de ne pas s’y éterniser. C’est de chercher les solutions et de continuer à avancer. Pa rete kote w pa renmen », conseille-t-elle. Cette façon de voir, elle l’applique même dans les petits détails. « J’ai perdu l’habitude de dire du mal de moi », dit-elle dans un rire quand on lui demande les défauts qu’on lui reconnaît. Une attitude à adopter, non ?