Avocate, membre du barreau de Port-au-Prince, militante des droits humains et des droits des femmes, responsable juridique du Mouvement des Femmes Haïtiennes pour l’Éducation et le Développement (MOUFHED) Me Dilia Lemaire traîne derrière elle plus d’un quart de siècle dans la pratique du droit en Haïti. Première femme à intégrer le Conseil supérieur du Pouvoir judiciaire (CSPJ) comme représentant du secteur des droits humains, c’est une habituée des prétoires qui croit dans la nécessité de se mettre au service des autres.
Chemise blanche à pois, lunettes à monture noire contrastant avec son visage à peine maquillé, rehaussé par l’éclat d’une couronne de cheveux argentés, Me Dilia Lemaire sort un peu de ses dossiers pour nous saluer. Dans cette salle du MOUFHED, association créée en 1993 pour promouvoir et défendre les droits des femmes haïtiennes, Me Lemaire revisite les différents cas à traiter. Ils concernent, en priorité, des femmes qui ont maille à partir avec la justice. Des femmes victimes de violences, des femmes en situation de détention préventive prolongée, des femmes en difficulté parce qu’elles ignoraient les prescrits légaux, des cas de pension alimentaire. Quant à cette dernière catégorie, c’est un véritable problème déplore l’avocate.
Avec un enfant sur les bras, les femmes doivent souvent affronter le père de l’enfant pour lui demander de prendre ses responsabilités. Ce qui est légitime. Mais la manière dont elles s’y prennent peut, dans certains cas, faire encore plus de dégâts. Dans l’ignorance des voies aménagées par la législation nationale, dès fois, les mères s’en prennent à leurs rivales, aux meubles et biens des pères fautifs. Dès fois elles se rendent sur le lieu de travail du père fautif et provoquent une esclandre. Les voilà prises dans de beaux draps alors qu’au départ elles étaient dans leur droit. « Or, la prison en Haïti, quand on y entre, on ne sait ni quand ni comment on va en sortir…. Il y a beaucoup de femmes qui sont victimes parce qu’elles ne connaissent pas leurs droits, elles ne savent pas où et comment aborder leurs problèmes pour trouver les meilleures solutions. Il y a beaucoup de questions qui font conflit. D’où la nécessité de faire en permanence des formations sur le droit des femmes, sur les droits humains en général », justifie Me Dilia Lemaire.
Ce travail, elle le fait avec beaucoup de passion et de sérieux. L’expérience lui a appris qu’« il n’y a pas de petits ni de grands dossiers. Il faut s’appliquer à les traiter tous avec la même rigueur. Ce qui paraissait simple au départ peut devenir compliqué au tournant », avise celle qui a appris le b.a-ba du métier avec des avocats de grand calibre. Elle a eu la chance de côtoyer Me Maurice Vilaire qui l’a pris sous son aile au Cabinet Lissade. « C’était quelqu’un de très spécial. On avait des cours de procédure à la faculté, mais c’est lui qui m’a montré comment rédiger des actes », avoue Me Lemaire. Me Martial Célestin, avocat, professeur, diplomate et homme d’État haïtien, lui a aussi servi de mentor. « Outre le métier, il m’a inculqué l’humilité. Il considérait qu’on n’avait jamais fini d’apprendre et qu’il y avait toujours de la place pour de l’amélioration. Ou pa janm fin twò bon, fò w kontinye travay, paske ap toujou gen pi bon », lui disait-il souvent. La rectitude de la notaire Monique Brisson l’aura également marquée tout au long de sa carrière.
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Peter Bowman
« Je ne pense pas que j’aurais pu faire autre chose avec autant de passion ! »
Originaire de Bainet, Dilia Lemaire, qui a célébré ses 65 ans le 24 octobre dernier, est née à Port-au-Prince. Elle partage ses études primaires et secondaires entre le collège Roger Anglade et le Nouveau Collège Bird, puis entame des études de droit à la Faculté de droit et des sciences économiques (FDSE) de l’Université d’État d’Haïti (UEH). Elle n’est pas certaine que son grand-père aurait approuvé un tel choix de carrière – ce dernier traitait les avocats de magouilleurs – mais c’était pour elle la chose la plus facile, vu sa propension à toujours vouloir aider les autres. Elle commence à faire ses premières armes dans la pratique du droit au Cabinet Lissade dès sa deuxième année. Mais, éprise de justice, les dessous de la profession lui donnent un peu la frousse. Elle n’est pas sûre de vouloir continuer dans cette voie. Ayant aussi étudié le secrétariat, elle décide de s’essayer à autre chose. C’est ainsi qu’on la retrouve en tant que membre du contentieux interne de la Banque de Boston en 1985.
Cependant, professionnelle libérale dans l’âme, Dilia Lemaire s’ennuie rapidement dans la routine des 8-5 heures. Elle n’y reste qu’un an et demi. Après cette expérience, celle qui a obtenu sa licence en 1987 intègre le Cabinet Martial Célestin vers 1989-1990. Cette fois, l’avocature lui paraît bien plus attrayant. « J’aimais bien la clientèle du Cabinet Célestin. Au Cabinet Lissade je traitais en général des dossiers financiers ou en rapport au droit des affaires. N’importe quel avocat bien payé pouvait le faire. Avec Me Célestin, je faisais face à des clients qui avaient réellement besoin d’aide, des paysans de Ganthier pour la plupart. On avait des dossiers un peu partout à travers le pays. C’était vraiment une belle expérience », explique-t-elle, beaucoup plus motivée par le besoin de servir ceux qui sont dans le besoin que par l’argent. Elle militera au Cabinet Martial Célestin jusqu’à sa fermeture en 2010, après le séisme de 2010.
D’allure calme et sereine, Dilia Lemaire n’est pourtant pas de celles qui se laissent marcher sur les pieds. « Je suis agressive », reconnaît-elle, relatant avec humour ces escarmouches avec les chauffeurs dans les rues. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles elle a su porter la robe avec autant de brio pendant 35 ans, car les femmes, il faut le reconnaître, demeurent minoritaires dans la profession d’avocat en Haïti. « Certes, à la faculté, il y avait beaucoup de femmes, mais elles sont très peu à militer. Une bonne partie entre dans la profession pour apprendre mais pas pour y rester trop longtemps. Il y a cette perception que le droit est un métier d’homme, parce qu’il faut se battre, il faut aller sur les lieux, dans les prisons, traiter des conflits, etc. », expose l’avocate militante qui a intégré le barreau de Port-au-Prince en 1988. Mais cela ne veut point dire qu’elle sème la pagaille à tout vent. Le respect de soi, le respect des autres sont pour elle des points capitaux. « Il ne faut jamais agir avec l’intention de mal faire ou de faire du mal. Il vaut mieux rechercher le bien en tout. Et si on ne peut pas poser un acte au grand jour, vaut mieux tout bonnement s’y abstenir. Mon père me disait souvent, si tu as envie de dire du mal d’une chose, tourne la langue sept fois dans la bouche et fais… ouf », dit-elle, geste à l’appui en prononçant l’onomatopée.
Mais, elle, elle se plaît énormément dans son métier. Le droit est pour elle cette porte ouverte sur la vie des gens de tous horizons, sur la réalité de notre législation, sur le monde. « Au tribunal on rencontre des gens de toutes les catégories. On voit leurs difficultés mais aussi les problèmes auxquels est confronté le pays. Le droit, c’est une belle matière qui vous offre l’opportunité d’apprendre de nouvelles choses chaque jour. Même si les défis sont énormes…. Je ne pense pas que j’aurais pu faire autre chose avec autant de contentement », avance Me Dilia Lemaire.
En 35 ans de pratique du droit, elle a traversé les allées des tribunaux des 18 juridictions de la République, visité les commissariats et centres carcéraux et assisté des centaines de justiciables. Et pour avoir été la première femme à intégrer le Conseil supérieur du Pouvoir judiciaire (CSPJ) comme représentant du secteur des droits humains, Me Dilia Lemaire a vu de près, palpé et soupesé les vrais problèmes du système judiciaire haïtien. En 35 ans, elle a pleuré certaines défaites, appris de certaines erreurs et savouré de grandes satisfactions et de belles victoires. « Mais en tout et pour tout, il y a e eu des occasions de se rendre utile, de contribuer à quelque chose de plus grand que soi, l’impression de construire, que l’on n’est pas qu’un simple observateur », confie Me Lemaire qui, loin de se reposer sur ses lauriers, ou de parler de réussite, voit encore les vides à combler, les combats à livrer. Elle est consciente des manquements tels que son passage au CSPJ qu’elle a laissé « avec beaucoup de frustration ». Comme son mentor Me Célestin, premier à occuper le poste de Premier ministre en Haïti, « il y a toujours de la place pour de l’amélioration ».
Une militante pour les droits humains et les droits des femmes
En parallèle, à son métier d’avocat, Me Dilia Lemaire commence à collaborer avec Haïti Solidarité International (HSI), une association de droits humains fondée par Micha Gaillard, Jacques Michel Gourgues et son époux d’alors Jean Lhérisson à partir de 1989. Guidée par le sens du service, elle contribue à mettre sur pied un projet d’assistance légale pour venir en aide à ceux qui, faute de moyens, ne peuvent se payer les services d’un avocat.
Me Dilia Lemaire divorce en 2000. Cet épisode lui fait prendre conscience des dispositions discriminatoires qui existent dans la législation nationale. En effet, bien qu’elle ait gardé son nom patronymique dans l’exercice de la profession, Dilia Lemaire a adopté le nom de son mari sur ses documents d’identité et pour les activités de la vie courante comme le veut la tradition. « Epi apre yon tan, mesye a di : « madam, remèt mwen non m, orevwa ». M oblije al repeye pou m rechanje tout bagay. Je me suis dit que ce n’est pas bien. Cela ne fait pas de sens. Lui, il n’avait pas à faire cela. Ça m’a dérangé et ça m’a démontré que la loi ne traite pas les femmes et les hommes de la même façon », explique la militante. Se dissociant de HSI, Me Lemaire rejoint en 2000 le Mouvement des Femmes Haïtiennes pour l’Éducation et le Développement (MOUFHED) et s’intéresse particulièrement aux droits des femmes en Haïti. Travaillant comme un des trois avocats permanents de l’institution – les deux autres sont Francoise Bouzi Bonhomme et Harry Millien- Me Lemaire coordonne actuellement les activités de la clinique juridique mobile mise en place par l’association.
Avec MOUFHED, Dilia Lemaire donne des consultations juridiques gratuites aux femmes en priorité et de l’assistance légale aux femmes en situation de détention préventive prolongée ou qui ne peuvent payer les services d’un avocat. Celle qui est détentrice d’une licence en droits humains effectuée à faculté de droit de l’Université de Nantes ainsi qu’un master en aménagement des quartiers précaires de l’Université Quisqueya a collaboré sur plusieurs travaux de recherches. On cite notamment La corbeille législative des femmes haïtiennes: Plaidoyer contre la détention préventive illégalement prolongée ; Impact de la détention des femmes sur leurs familles ainsi que d’autres articles et bulletins.
Sans faire trop de bruit, l’implication de Dilia Lemaire dans le milieu associatif haïtien a été l’un des éléments clés de sa carrière. Elle a pu servir à différents niveaux, collaboré sur différents projets et avec diverses instances du secteur des droits humains et des femmes et laissé son empreinte dans différentes initiatives et plaidoyers pour le respect des droits fondamentaux des citoyennes et des citoyens de ce pays. La grande marche du 3 avril 1986, la Loi sur la paternité, la maternité, et la filiation, le Collectif Contre l’Impunité et la plainte portée contre le dictateur Jean-Claude Duvalier, etc.
« Il y a des hommes et des femmes dans ce pays et c’est ce qui fait sa richesse »
À 65 ans, cette dame qui a été membre de la Commission sur le désarmement, le démantèlement et la réinsertion (CNDDR) mise sur pied en 2006 ne parle même pas de déposer le tablier. Comme sa grand-mère, « une grande travailleuse », qui l’a beaucoup inspirée, elle a encore du pain sur la planche. Certes, le rythme de travail a baissé mais les réflexions perdurent. Qu’est-ce que les élites n’ont pas fait, qu’est-ce que l’on aurait dû faire pour empêcher le pays d’en arriver là ? Comment s’en sortir ? Ce sont des questions qui lui taraudent un peu l’esprit et qui lui font creuser la tête. Mais la citoyenne engagée ne perd pas tout espoir devant la gravité de la crise que traverse le pays. « Nous vivons une période difficile, je crois que nous allons nous en sortir. Ce pays ne peut ni ne va disparaître parce qu’il y a encore beaucoup d’Haïtiens qui aiment ce pays et qui en sont fiers. Peyi an gen moun et se moun ki fè richès. Il y en a qui sont partis, d’autres qui partent ou s’y préparent. Il y a une grande majorité qui ne pourra pas partir parce qu’elle n’a pas les capacités et d’autres hommes et femmes qui ne seront jamais intéressés à partir alors même qu’ils ont la possibilité de partir », expose-t-elle, réaliste. C’est son cas par exemple. « Je n’ai pas d’autres pays en héritage. Mes aïeux avant moi, mes enfants et petits-enfants sont ici. C’est ici que je me vois vivre », dit-elle, trop fière de voir que ses deux filles ont choisi de rester vivre au pays.
Pour elle, cette crise offre l’opportunité d’ouvrir les yeux sur des réalités sociales et économiques que nous avons jusque-là ignorées. De ce fumier pousseront incontestablement des fleurs. Il faut continuer à avancer, faire les choses autrement et surtout ne pas se laisser aller au découragement. Même si la vie n’est plus ce qu’elle était, qu’elle ne plus profiter de la mer et de la montagne qu’elle adore pour se divertir un peu, elle serre la ceinture pour traverser cette mauvaise passe. Au moins elle peut trouver un exutoire dans la lecture. « Je lis beaucoup les auteurs haïtiens et tout ce qui a rapport à Haïti. Mon focus c’est Haïti ». Et pour couronner le tout, elle se réjouit de la présence de son petit-fils de 2 ans, qui lui apporte énormément de joie. De quoi « oublier les frustrations quotidiennes ».