Avocate, militante de la défense des droits de l’homme, Rosy Auguste Ducena est l’actuelle responsable de programmes du Réseau national de défense des droits humains (RNDDH). Plus de vingt ans qu’elle s’est engagée dans cette lutte, elle ne regrette pas un seul instant. Pour elle, c’est avant tout un sacerdoce, une façon de lutter pour ce pays dans lequel elle aime vivre.
Comme beaucoup d’étudiants en droit, elle a rêvé de militer, de faire des prouesses dans le temple de Thémis et de changer le monde. Mais il a fallu que cette aspirante « Maître» visite de manière complètement fortuite la prison civile de Port-au-Prince pour que d’un coup, l’univers des droits de l’homme la happe. « Quand j’ai vu les conditions pénibles des détenus, il y a tout de suite eu un déclic en moi. Je ne savais pas exactement comment j’allais m’y prendre, mais je me suis dit que je voudrais bien passer du temps à plaider la cause de ces personnes en situation de détention », se souvient celle qui commence à travailler pour le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), ci-devant Coalition nationale pour les droits des haïtiens (NCHR-HAITI), le 8 octobre 2002 comme assistante programme monitoring.
À cette envie de faire bouger les choses s’allie la passion de se former, d’acquérir des connaissances et des expériences sur le terrain. Elle participe à des enquêtes, des rapports dénonçant les conditions générales de détention. « Je crois que quand on est jeune, on doit apprendre. C’est l’un des secrets de la réussite. Il faut être persévérant, mais aussi prendre son temps. J’ai eu, comme beaucoup de jeunes, l’envie d’aller vite. Mais à un moment de la durée, j’ai eu la présence d’esprit de comprendre qu’il vaut mieux prendre son temps pour aller plus loin au lieu de se précipiter pour aller nulle part, parce que l’on risque d’accumuler trop d’erreurs », explique Mme Ducéna. La jeune pousse d’alors peut compter sur des aînés, des mentors tels que Villès Alizar, Marie Yolène Gilles, Pierre Espérance. « Dès le début, ils m’ont pris sous leurs ailes et m’ont bien encadrée. Par exemple, Villès Alizard, était beaucoup sur le terrain pour des formations en droits humains pour des organisations de base. Cela m’a donné une autre perspective de la mission. »
Pour elle, cette vision 360 de la réalité est importante. « J’ai visité toutes les prisons, tous les commissariats et sous-commissariats du pays. Je vis les problèmes de violation des droits de l’homme de ce pays », avance-t-elle. « Quand on commence à travailler, on arrive avec beaucoup de fougue. On s’imagine pouvoir changer les choses d’un coup. Mais si tout bêtement on ne comprend pas que ce qui se passe à la prison civile de Port-au-Prince est comparable à celle d’une prison à Grande-Rivière du Nord, par exemple, on peut ne pas pouvoir cerner les problèmes dans leur globalité ; cela peut biaiser votre analyse », explique la militante qui reconnaît que notre système carcéral est très malade.
Quand elle fait ses premières armes dans la défense des droits humains, le pays se trouve dans une période assez tumultueuse, en raison, notamment des mouvements de protestation contre l’ancien président Jean Bertrand Aristide. L’insécurité était montée d’un cran et certains opposants avaient été menacés, réduits au silence ou obligés de mettre la clé sous la porte. Mais elle, Rosy Auguste, n’a jamais tiqué. « Granmoun yo pa fòseman konprann fòm militans sa a. Mais heureusement j’ai une mère qui a toujours été très compréhensive et qui n’a jamais essayé de me pressurer pour changer de carrière malgré les craintes et les incitations d’autres proches », explique celle qui a grandi au sein d’une famille de dix enfants à Bizoton.
En ces temps-là, l’ancienne étudiante de la Faculté de Droit et des Sciences économiques de l’UEH, promotion 1999-2003 « Ad Lucem », avait une excuse toute simple pour apaiser les ardeurs de ses proches qui s’inquiétaient pour elle et lui demandaient d’abandonner. « J’avais une parade toute préparée. Je disais à mes proches que personne ne me connaissait vraiment à l’époque, que certes le contexte était difficile, mais que je serais la dernière personne à qui on s’attaquerait ; d’autres étaient bien plus exposés que moi. » À l’heure actuelle, peut-elle refiler à ses proches ces mêmes excuses, maintenant qu’il est clair qu’elle ne passe plus incognito et que la situation sécuritaire est de plus en plus inquiétante ? Oh que non ! « Ce que l’on vit aujourd’hui n’est nullement comparable à ce qui se passait à l’époque », dit la défenseure des droits de l’homme, réaliste. « Il y avait des problèmes d’insécurité, certes, mais on arrivait à circuler. Malgré toutes les dénonciations, les autorités policières de l’époque aussi bien que les autorités étatiques s’étaient arrangées de manière à ce que l’insécurité soit circonscrite à certaines zones. Aujourd’hui, où que l’on soit, on peut se sentir menacé », reconnaît-elle.
Baisser les bras, c’est abandonner les victimes
Aujourd’hui, la peur est visible, palpable, suffocante. Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, estimait lui-même en avril 2023 que l’insécurité dans la capitale haïtienne a atteint des niveaux « comparables à ceux des pays en situation de guerre ». Dans un tel contexte, la militante des droits humains peut difficilement se cacher derrière le voile de l’anonymat. Sur la toile ou dans les médias traditionnels, en Haïti aussi bien que dans d’autres espaces à l’international, dont le Congrès américain, Rosy Auguste Ducena dénonce les violations des droits humains, la corruption, les massacres qui se sont produits en Haïti. « À présent, je me rends compte que se taire n’est pas une solution. Même ceux qui restent tranquilles, qui ne dénoncent rien sont victimes. Donc, au final, personne n’est en sécurité ici, moi incluse. »
« Nous qui militons, ne sommes ni des super-femmes ni des super-hommes. La peur est là. Mais j’ai fini par comprendre que mon travail est important pour une catégorie de gens vulnérables, qui, si on n’existait pas, seraient livrés à eux-mêmes. Ces gens des quartiers défavorisés qui arrivent tous les jours au bureau et qui nous sollicitent pour toutes sortes de raisons. Des cas de viol, des homicides, mais aussi pour un plat du jour, des questions de loyer ou même des cas de maladies. Même quand tout semble calme dans le pays, à Port-au-Prince, en particulier, nous recevons en moyenne dix plaignants par jour Je sens que quelque part, baisser les bras, c’est abandonner ces victimes. »
Pourtant cette conviction ne rend pas le réveil plus facile le matin. Certes, Rosy a tendance à abuser du bouton « snooze » quand son alarme se déclenche à 5 heures du matin, mais ce n’est pas la seule raison. Être militante des droits humains, dans le contexte que nous vivons en Haïti, vient aussi avec son lot de frustrations. Rejoindre ces dossiers et rapports où on fait le décompte des morts, où on parle de massacres, devoir faire le suivi avec les victimes de ces atrocités, viennent aussi avec leur poids émotionnel. « Il y a des jours, on a juste envie de terminer un travail que l’on a commencé. Simplement envie de respecter un délai. Mais d’autres jours, on sait que l’on est utile. C’est la possibilité de faire une différence et les petits résultats quotidiens qui me donnent la force de continuer à avancer au jour le jour », explique l’ancienne élève du Collège Roger Anglade.
Mais il y a aussi cet attachement à Haïti. « J’ai choisi de rester ici et d’y vivre avec ma famille parce que je crois dans ce pays. Je pense que tous ces combats que nous menons, c’est pour qu’au final nous puissions aboutir à un État qui repose sur le respect des droits de la personne, une terre où tout le monde peut vivre dignement et se réaliser. Je crois que ma plus grande crainte serait qu’un bon matin, je doive mettre entre parenthèses ces vingt et une années de lutte, parce que cette société que je souhaite voir est impossible… Je ne suis pas prête à me faire à cette idée-là. C’est pourquoi je m’accroche à cette conviction que les choses vont changer », martèle madame avec détermination avant d’ajouter : « Réfléchissez un peu : nous sommes plusieurs millions dans ce pays, douze millions, même si nous n’avons pas de chiffres exacts. Même s’il y a à présent comme un sauve-qui-peut, nous ne pourrons pas tous partir. Que ferons-nous des autres ?”
Militante à temps plein
Membre du Barreau de Port-au-Prince depuis 2008, Me Rosy Auguste Ducena? a depuis 2011, fait le choix de donner préséance à sa casquette de défenseure des droits humains. « J’ai la chance d’être une militante à temps plein », confie-t-elle. Ça fait une grande différence quand on considère que d’autres jeunes qui veulent s’engager doivent le faire à côté de leurs obligations professionnelles. Mais ce métier, c’est aussi un sacerdoce. « Quand tu le vois comme un sacerdoce, tu n’abandonnes pas facilement. Tu sais que c’est justement quand tout va mal que l’on a besoin de toi là où tu es », avance Me Ducéna.
Parallèlement, elle a aussi le privilège de bénéficier d’un support familial. « J’ai la chance extraordinaire d’avoir dans ma vie quelqu’un qui comprend mon travail et qui certaines fois m’aide ou me donne des idées. Mon travail, on en parle à la maison, ce n’est pas un sujet de tension. J’ai aussi la chance d’avoir quelqu’un qui ne me met pas la pression pour laisser le travail que je fais en dépit du fait que je suis au-devant de la scène, une position qui peut fragiliser la sécurité de tous les membres de la famille », confie cette mère de deux enfants qui a épousé un avocat.
Tout le monde ne comprend pas forcément les motivations de ses combats, même ceux qu’elle défend. Mais elle ne s’en formalise pas. Son travail tous les jours est de défendre les valeurs et principes, tels que le respect de la dignité humaine. Et quand le soir, lassée de travailler, elle dépose sa casquette de militante, Rosy Auguste Ducena adore se plonger dans ses livres. Un peu de tout, mais surtout des romans d’amour. Un petit moment en famille, un tête à tête avec son mari, quelques éclats de rire, la militante sera toute revigorée, prête à replonger dans des dossiers spécifiques, pour en faire des litiges stratégiques et s’assurer que des cas de violation ne se reproduisent plus comme elle le fait depuis vingt et un an.
J’ai choisi de rester ici et d’y vivre avec ma famille parce que je crois dans ce pays. Je pense que tous ces combats que nous menons, c’est pour qu’au final nous puissions aboutir à un État qui repose sur le respect des droits de la personne, une terre où tout le monde peut vivre dignement et se réaliser. Je crois que ma plus grande crainte serait qu’un bon matin, je doive mettre entre parenthèses ces vingt et une années de lutte, parce que cette société que je souhaite voir est impossible… Je ne suis pas prête à me faire à cette idée-là. C’est pourquoi je m’accroche à cette conviction que les choses vont changer