À Artisanat en fête ou lors d’autres grandes foires, le stand de Créations Dorées ne désemplit pas. Pour une simple virée au supermarché ou pour une cérémonie de mariage, les sandales, bijoux et accessoires, griffés Créations Dorées, tiennent toujours leurs promesses d’élégance et réhaussent les parures de centaines de femmes en Haïti aussi bien qu’à l’étranger. Derrière cette marque, une entrepreneure talentueuse, une femme aux doigts de fée, Stéphanie Dartigue.
Timide, comme elle seule, Stéphanie Dartigue est de celles qui aiment rester dans l’ombre. Mieux, dans cet atelier ou ce magasin situé 43 rue Rigaud, Pétion-Ville. C’est là qu’elle dessine, conçoit, réalise les sandales, sacs à main, bijoux et autres accessoires signées Créations Dorées. Depuis qu’elle s’est lancée en 2009, elle n’a jamais eu envie d’arrêter. Rien ne vaut ce petit élan de fierté qui l’envahit quand elle croise d’autres femmes, qu’elle ne connaît même pas, portant ses pièces.
Et pourtant, rien au début ne lui prédisait une telle trajectoire. Certes, l’ancienne élève des Sœurs de Sainte-Rose de Lima était très tôt portée vers l’art, aimait suivre les cours de dessin et d’arts plastiques, mais cela s’arrêtait là. « Je ne sais pas si c’est la façon dont j’ai été élevée ou la mentalité haïtienne, je n’ai jamais imaginé que je ferais cela comme métier. J’adorais regarder des shows de designer sur Fashion TV par exemple, mais je n’avais jamais fait le lien avec moi. Je ne pensais même pas que cela serait possible. Donc, cela me serait jamais venue à l’esprit de dire à mes parents que je voulais aller faire des sandales », confie celle qui après le baccalauréat s’oriente vers les sciences informatiques à l’Ecole Supérieure d’Infotronique d’Haïti (ESIH) et en génie civile à l’Université Quisqueya.
Bouclant ces deux cycles universitaires en 2007, Stéphanie Dartigue commence sa carrière en tant que chargée de projets à la UNIBANK. La jeune femme est à mille lieues de penser qu’une autre passion l’attend au tournant.
Ainsi, quand elle commence à faire des petits bracelets, ce n’est que pour s’amuser. Jusqu’à ce qu’un jour une amie lui suggère d’en faire pour vendre. Qu’est-ce qu’elle y perdrait ? se dit-elle. Des petits bracelets, pourquoi pas ? Elle en fait près de 80 pour participer à une première exposition. « Ils ont tous été vendus le jour même », s’étonne-t-elle
Encouragée par ce premier succès, elle se laisse guider par sa créativité et s’essaye aux sandales. Elle aime tellement en porter que c’est un choix tout indiqué. « Je suis toujours en sandales. Même quand j’étais à la banque cela me dérangeait beaucoup de porter des chaussures fermées », confesse la designer qui, laissant libre cours à sa passion, commence à dessiner ses premiers modèles. Elle se rappelle encore les trois de préparatifs pour sa première exposition à Femmes en Productions en 2009. « Je n’avais pas encore d’atelier et je faisais tout moi-même. Tous les jours, après mon retour du travail, je rentrais chez moi pour préparer les sandales. J’étalais tout sur mon lit et faisais tout à la main. Cela me prenait un temps fou… Je n’arrivais même pas à finir une paire par jour. Cela m’a pris près de trois mois pour finir avec une quantité suffisante ». Cette fois encore, le public lui réserve un accueil. Elle écoule les 100 paires de sandales. “J’avais créé 100 modèles différents parce que je voulais des pièces uniques et originales. C’est à ce moment là qu’une de mes amies m’a dit que cela ne faisait aucun de sens de n’avoir que des modèles uniques, dans une seule pointure en plus. C’est là que j’ai commencé à prendre des commandes d’autres clients aussi”.
Après cette foire, Léon Ricardi prend contact avec elle pour la conseiller. Ce qu’elle faisait était bien mais elle devait travailler sa technique. Il lui fallait se perfectionner. Écoutant volontiers les paroles de ce cordonnier de carrière, Stéphanie Dartigue part, en 2011, en Italie pour apprendre à Ars Sutoria les techniques et le design auprès des meilleurs maîtres de la chaussure au monde. « Il est devenu mon mentor. Il me donne toujours de bons conseils. Jusqu’à présent si j’ai un problème de colle ou de semelles, je peux toujours l’appeler », raconte Mme Dartigue.
De retour en Haïti, elle décide d’ouvrir son atelier en 2012. Si le talent est là, les débuts ne coulent pas forcément de source.
Au début, quand j’essayais d’expliquer à mes proches que j’allais faire des sandales, personne ne comprenait vraiment. Tout le monde pensait que j’étais folle de laisser mon travail. On se demandait comment je ferais pour ne vivre que de cela. J’ai dû cacher mes projets pendant un petit temps, parce que quand tu as déjà tes propres doutes, prêter l’oreille aux inquiétudes et appréhensions des gens peut te dérouter. J’ai attendu que mes projets soient bien définis, clairs, précis pour annoncer cela à ma famille.
Comme pour la plupart de ceux qui démarrent en affaires, le capital de départ fait aussi défaut. « J’avais pas vraiment les fonds nécessaires pour commencer. Je me rappelle que quand je me suis lancée, chaque fois qu’un client venait au magasin, c’était comme une victoire à célébrer. Heureusement, qu’au fur et à mesure cela a pris de l’ampleur, la petite pièce que l’on occupait était même devenue trop petite », explique Stéphanie Dartigue, qui ne regrette nullement de s’être lancée dans l’entrepreneuriat. « Mon père me disait : « Tu as fini de faire toutes ces études-là pour devenir cordonnière », raconte-t-elle avec un sourire. Oui, elle aurait pu comme ses deux parents choisir d’être ingénieur mais l’aspect quotidien de cette profession la rebutait. « L’idée de construire des maisons ne me déplaisait pas, mais j’ai passé toute ma vie à regarder mes parents courir après les ouvriers sur les chantiers. Cela ne m’enchantait pas. J’aime tellement être en paix, je ne me voyais pas suivre leur pas », dit-elle très sincère.
Le succès de Créations Dorées ne se fait pas attendre. Le bouche-à-oreille aidant, la publicité sur Instagram, les participations aux foires aussi, l’entreprise se forge une place dans l’artisanat haïtien. Les pièces fabriquées à la main, conçues avec goût, allient techniques de perlage haïtiennes, originalité et créativité. Les sandales en cuir serties de foulards interchangeables, adaptées à toutes les sorties, des plus simples aux plus extravagantes, sont de véritables bijoux pour les pieds. Une combinaison subtile de couleurs, de matériaux pour des œuvres uniques qui célèbrent la riche culture de ce pays et son artisanat unique. « Je tiens à avoir ce goût d’Haïti », précise-t-elle. Au fil des ans, d’autres produits et accessoires se sont ajoutés. Outre les sandales, Stéphanie Dartigue crée des bijoux avec des pierres semi-précieuses, et ceux en os et corne. Les bijoux perlés, les porte-clés, des serre-tête sont signés Sara Magloire, sa partenaire.
Mais la renommée vient aussi avec son petit lot de désagréments. Les sandales Créations Dorées sont reproduites par d’autres artisans, si bien que le consommateur lambda pourrait bien se tromper sur l’origine. Stéphanie Dartigue en est consciente. « Au début, cela me perturbait beaucoup. Je dépensais beaucoup d’énergie sur cet aspect, je n’en dormais pas les soirs. Cela m’énervait. Jusqu’au jour où j’ai réalisé que les gens continuaient religieusement à acheter au magasin. J’ai décidé de changer de focus et de sortir de nouvelles collections », confie Mme Dartigue, qui préfère à présent se concentrer sur la satisfaction de sa clientèle. Comme elle le conseille à tout jeune entrepreneur, « il faut toujours essayer, toujours explorer. S’il arrive quelque chose de négatif, n’ayez pas peur de passer à autre chose ».
Depuis qu’elle a ouvert cet atelier et ce magasin, celle qui adore les voyages n’entend pas décrocher l’ancre. Elle adore ce qu’elle fait et s’adonne à cette passion sans compter les heures. « J’aime beaucoup travailler, j’imagine que si je devais rester chez moi je serais malheureuse. Je viens d’accoucher, même pour rester chez moi pendant un mois, j’étais à la limite », souligne cette rude travailleuse, qui garde un œil sur toutes les opérations de Création Dorées. Et pourtant tout n’est pas toujours rose. La pandémie de Covid, les locks que connait le pays ne sont pas cléments avec cette PME. « « J’ai beaucoup voyagé. C’est vrai que la situation est décourageante, mais je ne me vois pas vivre ailleurs. Impossible. Je suis là, j’espère en attendant des jours meilleurs », affirme l’entrepreneure, qui entre-temps a revu ses stratégies de vente, misant sur les ventes en ligne et les commandes à distance, question de continuer à servir une clientèle qui peut difficilement venir dans son magasin en raison de la conjoncture sécuritaire.
Déterminée à prendre une longueur d’avance, Stéphanie Dartigue ne se lasse pas de créer. Elle veut des collections les plus diversifiées possible, pour satisfaire tout les goûts de tout un chacun. C’est un challenge, mais elle n’a pas peur de s’user à la tâche. « J’aime les défis, j’adore tester et dépasser mes limites, j’aime bien avoir une petite vie bouleversée », clame-t-elle haut et fort, sortant un peu de sa réserve habituelle. Plus d’une décennie qu’elle a pris le chemin, elle est plus que satisfaite. Elle continue de rêver, élabore des stratégies pour entrer sur d’autres marchés, pérenniser cette marque. Et si jamais, vous, vous oubliez tout ce que vous venez de lire, rappelez-vous, c’est elle qui a commencé avec les sandales accompagnées de foulards. « C’est moi qui ai commencé la mode », dit-elle fièrement.